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De la santé des crustacés… A la nôtre !

Voilà plus de 4 000 ans à présent que les écrevisses et les êtres humains partagent une histoire commune ! En effet, la plus ancienne preuve archéologique de la consommation humaine d’écrevisses dans le monde a été rapportée en Europe Centrale (dans les régions de la Moravie et de la Bohème, en République Tchèque), et a été datée de la période Néolithique (plus de 4 500 avant notre ère !). Leurs lettres de noblesse se sont principalement écrites au cours du Moyen-Age, ces crustacés furent alors fortement appréciés pour la consommation tant par le clergé que la Noblesse, devenant peu à peu une véritable ressource alimentaire pour les différentes couches de la société… A présent, les écrevisses sont surtout appréciées pour leur rôle patrimonial : assurer le maintien et la conservation des écrevisses, c’est aussi favoriser la protection des milieux aquatiques, ces derniers étant des patrimoines tant naturels que culturels.

L’étude des écrevisses est-elle liée à la santé des milieux d’eau douce et à celle des humains ? En protégeant ces crustacés, favorisons-nous également un environnement aquatique plus sain ? Et, en fin de compte, une meilleure santé humaine ? Focus sur des enjeux majeurs, qui dépassent la « simple » santé animale, et qui touche tant celle de nos écosystèmes que la nôtre…

Quand on parle d’écrevisses, de qui parle-t-on exactement ?

En France, et plus largement en Europe, on compte principalement 3 espèces natives2 : l’écrevisse à pattes rouges (Astacus astacus), l’écrevisse à pattes blanches (Austropotamobius pallipes) et l’écrevisse des torrents (Austropotamobius torrentium). Ces crustacés, qui font partie des plus gros crustacés d’eau douce, peuvent se retrouver dans une forte variété de milieux aquatiques, même si ces derniers sont tous caractérisés par une excellente qualité d’eau et d’habitat (synonyme d’eaux claires et bien oxygénées). Leur présence peut être suspectée dans de petits cours d’eau, des lacs, des étangs (plutôt de montagne), d’anciennes carrières ou encore dans des réservoirs d’eau permanents. Et bien entendu, il est nécessaire d’avoir de nombreux abris disponibles, situés sur des berges peu artificialisées pour assurer la présence et le maintien de ces espèces. Les écrevisses, qui peuvent vivre en théorie de 10 à 12 ans en milieu naturel, sont omnivores : la morphologie de leurs pièces buccales leur permet de consommer une grande diversité d’aliments de sources bien différentes3, ce qui en fait des organismes régulateurs des milieux d’eau douce !  

Photo d’une écrevisse à pattes blanches (Austropotamobius pallipes) prise au fond de l’eau (© Gloucestershire Wildlife Trust)

Mais depuis maintenant plus d’un siècle, elles sont mises en concurrence avec de nouvelles espèces, venues de l’autre côté de l’Atlantique : à savoir les fameuses écrevisses « américaines »…

De nouvelles concurrentes…

Quand on parle d’écrevisses, on évoque souvent le terme « d’écrevisses américaines »2. En France, on recense principalement 5 espèces venues du continent américain : l’écrevisse américaine (la vraie !) Faxionus limosus, l’écrevisse nordique Faxonius virilis, Orconectes juvenilis, l’écrevisse de Louisiane Procambarus clarkii et l’écrevisse de Californie Pacifastacus leniusculus. Elles provoquent des déséquilibres biologiques importants au sein des écosystèmes4–6 en modifiant par exemple, l’abondance et la composition des autres communautés d’Invertébrés, mais aussi des communautés végétales dont elles peuvent se nourrir7. Leur présence constitue une menace pour les écrevisses européennes par compétition en raison de leur plus forte capacité de reproduction (toute l’année, avec un plus grand nombre d’individus par portée) et de leur agressivité.

La première introduction répertoriée est celle de l’écrevisse américaine (F. limosus) en Allemagne dès 18908. Cette écrevisse s’est ensuite rapidement répandue à travers de nombreux pays européens. Cette propagation fut accompagnée par des cas des disparitions de populations d’écrevisses européennes en France et en Italie… Tandis que les autres espèces américaines, elles, ont été introduites au cours du XXème siècle2… Avec des conséquences directes pour les écrevisses européennes : les multiples campagnes de suivi de population menées au cours des 20 dernières années ont démontré la forte régression de ces espèces sur son aire géographique d’origine (entre 50 et 80%9).

Photographies des espèces d’écrevisses Nord-américaines compétitrices de l’écrevisse à pattes blanches. (A) Écrevisse américaine Faxionus limosus. (B) Écrevisse de Californie Pacifastacus leniusculus. (C) Écrevisse de Louisiane Procambarus clarkii. (D) Écrevisse juvénile Orconectes juvenilis. (E) Écrevisse nordique Faxonius virilis

 En raison de leur déclin, les espèces européennes sont sujettes à de nombreux statuts de protection : à l’échelle mondiale, à l’échelle européenne, sans compter les diverses mesures de protections régionales10… Et à cette compétition directe s’ajoute une menace indirecte (mais particulièrement redoutable) : la présence de maladies apportées par les espèces Nord-américaines ! Celles-ci bénéficient d’une sorte « d’alliance entre ennemis » permettant le succès invasif de ces nouvelles venues de par la mise en place de foyers d’infection11 de maladies auxquelles les espèces américaines résistent, mais pas les européennes… Dont une menace en particulier, que l’on appelle « la peste de l’écrevisse » !

Une maladie venue d’outre-Atlantique : la peste

La maladie que l’on appelle la « peste de l’écrevisse » est causée par un pathogène appelé Aphanomyces astaci. Ce parasite, qui ressemble à un champignon (il s’agit en fait d’un Oomycètes, des organismes proches des algues brunes), est spécifique des écrevisses originaires du continent nord-américain, alors qu’on le retrouve désormais de l’Amérique Nord (son aire d’origine) au Japon12 ! A l’origine, il coexiste naturellement avec les écrevisses Nord-américaine et plus particulièrement l’écrevisse américaine13, l’écrevisse de Louisiane14 et l’écrevisse de Californie2. Chez ces dernières, la maladie est souvent présente mais n’est qu’assez rarement mortelle, cependant A. astaci peut également infecter les écrevisses européennes et ce avec une forte virulence15. A. astaci est d’ailleurs considéré comme l’une des « 100 pires espèces exotiques envahissantes du monde », selon la base de données mondiale sur les espèces envahissantes 16.

Voici à l’image les symptômes de la peste de l’écrevisse… L’image de gauche correspond à un épisode de mortalité massive d’écrevisses à pattes blanches dans la rivière de la Lucelle (Haut-Rhin) en 2016. A gauche est affichée une image obtenue en microscopie électronique à balayage d’hyphes d’A. astaci (en blanc) transperçant la carapace d’une écrevisse européenne sensible à la peste. (Becking et al., 2021)

Les scientifiques estiment d’ailleurs que l’introduction de ce pathogène en Europe date du XIXème siècle, même si la source d’introduction du pathogène n’a jamais pu être établie précisément à ce jour17. Lorsqu’une population d’écrevisses européennes sensible est affectée par A. astaci, l’un des premiers symptômes observables est souvent la présence de nombreuses écrevisses visibles en plein jour (alors que les écrevisses sont le plus souvent actives la nuit). En effet, les symptômes cliniques au niveau individuel se manifestent par des changements comportementaux (tels que des changements dans le comportement alimentaire, dans les mouvements de nage, la léthargie), ainsi que par l’apparition de lésions visibles sur leur carapace18. A moins que les milieux aquatiques ne fassent l’objet d’une surveillance particulière, le premier signe d’infection au niveau d’une population est la présence de nombreuses écrevisses mortes observées, sans aucune mortalité chez les autres espèces animales aquatiques (ce qui pourrait être dû à un effet de pollution ou à une maladie moins spécifique)19.

Ces écrevisses introduites en Europe, de par leur « alliance » avec le pathogène de la peste, représentent ainsi un des exemples les plus spectaculaires de succès invasif pour une ou des espèces2 !

Lorsque Biodiversité… rime avec Santé !

Cet exemple étudié dans les laboratoires de l’Université de Poitiers n’est qu’un des nombreux illustrant une des principales menaces pesant sur la Biodiversité : l’introduction d’espèces invasives20. Ces dernières sont des organismes introduits intentionnellement ou accidentellement dans des écosystèmes qui ne sont pas leur habitat naturel et qui ont un impact négatif au sein des écosystèmes dans lesquelles elles ont été introduites. Elles peuvent perturber les équilibres écologiques en compétition avec les espèces indigènes pour les ressources, en prédateur ou en modifiant l’habitat. Ces espèces peuvent également transmettre des maladies aux espèces indigènes (comme dans le cas de la « peste de l’écrevisse ») ou même aux êtres humains (c’est là que l’on parle des fameuses « Zoonoses »). Et menacer la biodiversité, c’est aussi  augmenter le risque d’exposition humaine à des agents pathogènes zoonotiques nouveaux et établis21 ! Et donc la préserver, c’est également préserver notre santé…

Ce schéma illustre les liens entre la santé humaine, la santé animale et la santé de notre environnement. Né au début des années 2000, on parle alors du concept de « Une Seule Santé », notion autrement appelée « One Health« . (© INRAE – Michaël Le Bourlout)
Références bibliographiques
  1. Patoka, J., Fišáková, M. N., Kalous, L., Škrdla, P. & Kuča, M. Earliest evidence for human consumption of crayfish. Crustaceana 87, 1578–1585 (2014).
  2. Souty-Grosset, C., Holdich, D. M., Noël, P.-Y., Reynolds, J.-D. & Haffner, P. Atlas of crayfish in Europe. (Muséum National d’Histoire Naturelle, Paris, 2006).
  3. Holdich, D. M. Biology of Freshwater Crayfish. vol. 702 (Blackwell Science Oxford, 2002).
  4. Hobbs, H. H., Jass, J. P. & Huner, J. V. A Review of Global Crayfish Introductions with Particular Emphasis on Two North American Species (Decapoda, Cambaridae). Crustaceana 56, 299–316 (1989).
  5. Lodge, D. M., Taylor, C. A., Holdich, D. M. & Skurdal, J. Nonindigenous crayfishes threaten North American freshwater biodiversity: lessons from Europe. Fisheries 25, 7–20 (2000).
  6. Strayer, D. L. Alien species in fresh waters: ecological effects, interactions with other stressors, and prospects for the future. Freshwater Biology 55, 152–174 (2010).
  7. Mccarthy, J. M., Hein, C. L., Olden, J. D. & Jake Vander Zanden, M. Coupling long-term studies with meta-analysis to investigate impacts of non-native crayfish on zoobenthic communities. Freshwater Biology 51, 224–235 (2006).
  8. Holdich, D. M., Reynolds, J. D., Souty-Grosset, C. & Sibley, P. J. A review of the ever increasing threat to European crayfish from non-indigenous crayfish species. Knowl. Managt. Aquatic Ecosyst. 11 (2009) doi:10.1051/kmae/2009025.
  9. Souty-Grosset, C. & Reynolds, J. D. Current ideas on methodological approaches in European crayfish conservation and restocking procedures. Knowl. Managt. Aquatic Ecosyst. 01 (2009) doi:10.1051/kmae/2009021.
  10. Holdich, D. et al. IUCN Red List of Threatened Species: Austropotamobius pallipes. IUCN Red List of Threatened Species (2010).
  11. Strauss, A., White, A. & Boots, M. Invading with biological weapons: the importance of disease-mediated invasions. Functional Ecology 1249–1261 (2012).
  12. Martín-Torrijos, L. et al. Crayfish plague in Japan: A real threat to the endemic Cambaroides japonicus. PLOS ONE 13, e0195353 (2018).
  13. Kozubíková, E., Viljamaa-Dirks, S., Heinikainen, S. & Petrusek, A. Spiny-cheek crayfish Orconectes limosus carry a novel genotype of the crayfish plague pathogen Aphanomyces astaci. Journal of Invertebrate Pathology 108, 214–216 (2011).
  14. Diéguez-Uribeondo, J., Huang, T.-S., Cerenius, L. & Söderhäll, K. Physiological adaptation of an Aphanomyces astaci strain isolated from the freshwater crayfish Procambarus clarkii. Mycological Research 99, 574–578 (1995).
  15. Unestam, T. & Weiss, D. W. The Host-Parasite Relationship between Freshwater Crayfish and the Crayfish Disease Fungus Aphanomyces astaci: Responses to Infection by a Susceptible and a Resistant Species. Microbiology, 60, 77–90 (1970).
  16. Lowe, S., Browne, M., Boudjelas, S. & De Poorter, M. 100 of the World’s Worst Invasive Alien Species: A Selection from the Global Invasive Species Database. vol. 12 (Invasive Species Specialist Group Auckland, New Zealand, 2000).
  17. Becking, T. et al. Pathogenicity of animal and plant parasitic Aphanomyces spp and their economic impact on aquaculture and agriculture. Fungal Biology Reviews (2021) doi:10.1016/j.fbr.2021.08.001.
  18. CABI. Invasive Species Compendium. Datasheet on the crayfish plague. https://www.cabi.org/isc/datasheet/87335 (2020).
  19. Alderman, D. J., Polglase, J. L. & Frayling, M. Aphanomyces astaci pathogenicity under laboratory and field conditions. Journal of Fish Diseases 10, 385–393 (1987).
  20. Ceballos, G., Ehrlich, P. R. & Dirzo, R. Biological annihilation via the ongoing sixth mass extinction signaled by vertebrate population losses and declines. Proceedings of the National Academy of Sciences 114, E6089–E6096 (2017).
  21. Keesing, F. & Ostfeld, R. S. Impacts of biodiversity and biodiversity loss on zoonotic diseases. Proceedings of the National Academy of Sciences 118, e2023540118 (2021).